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Vendre des livres sur Harvard Square en 1862 1 , les traces d’un demi-siècle de circulation mathématique française
En 1906, le journal The Cambridge Tribune, du nom de la ville du Massachussetts qui héberge l’université Harvard, publie une photographie de Harvard Square datée de 1865 et accompagnée d’une description d’époque de ce quartier situé juste à face de l’entrée principale d’Harvard :
« De nombreuses personnes vivant aujourd'hui à Cambridge trouveront dans l'image ci-dessous de Harvard Square, telle qu'il apparaissait en 1865, des scènes d'antan, tandis que de nombreuses personnes de la jeune génération n'ont jamais connu cet endroit tel qu'il est représenté ci-dessous. À l'extrême droite de la photographie [...] se trouve la librairie de l'université, propriété de Sever et Francis » 2 .

L’extrait témoigne de la place – au propre comme au figuré – qu’occupe à Cambridge depuis plusieurs décennies, la « librairie de l’université » – telle qu’elle est souvent désignée dans la presse et les publicités 4 . Au fil des ans, l’établissement change de propriétaire et déménage plusieurs fois, mais seulement d’une ou deux rues pour rester au plus près d’Harvard.

Dès le début du xixe siècle, la « librairie est liée à l’université elle-même ; les paiements des factures des étudiants pour les manuels sont assurés par la direction et les relations entre les propriétaires de la librairie et les autorités académiques sont étroites » 7 . En effet, une partie des frais de scolarité des étudiants permet à l’université de commander directement auprès de la librairie entre 4500 à 6000 dollars de manuels chaque année 8 , établissement dont Harvard reçoit aussi des dons en ouvrages de tous genres 9 .
En 1859, l’éditeur et libraire John Bartlett (1820-1905) qui possède l’établissement depuis 1849, vend son officine à Charles W. Sever (1834-1904) et M. Francis (inconnu, circa 1880).

Les nouveaux propriétaires font rapidement paraître une publicité du catalogue de « livres mathématiques », notamment diffusée dans le journal mathématique spécialisé The Mathematical Monthly, destiné à la fois aux professeurs, étudiants et amateurs éclairés en mathématiques 10 . D’une pleine page, elle présente deux colonnes de titres d’ouvrages, à gauche ceux écrits en anglais, à droite ceux en français 11 . Pourquoi une telle liste d’ouvrages français ? Servent-ils directement à l’enseignement à Harvard ?
À cette période, le cours de mathématiques sur quatre années d’Harvard s’appuie sur une demi-douzaine d’ouvrages américains. Ils ont été rédigés par le professeur et directeur du département de mathématiques Benjamin Peirce (1809-1880) 12
– Elements of Geometry (1837); Elementary Treatise of Plane and Spherical Trigonometry (1840); Elements of Algebra (1837); An Elementary Treatiseon Curves, Functions and Forces (1841); et A System of Analytic Mechanics (1855). –,
liste à laquelle il faut ajouter Elements of Analytic Geometry (1857) publiés par l’un des propres fils de Peirce, James Mills Peirce (1834-1906) 13 .
Seuls A System of Analytic Mechanics et Elements of Analytic Geometry figurent au catalogue de Sever and Francis, sans doute parce qu’ils sont enseignés dans des cours optionnels en troisième et quatrième année – les elective courses – et ne sont pas automatiquement distribués à tous les étudiants comme le sont les manuels de mathématiques plus élémentaires en géométrie, trigonométrie et algèbre.
De fait la plupart des ouvrages mathématiques français que le libraire d’Harvard Square vend au début des années 1860 ne servent pas directement l’enseignement dans les institutions locales d’enseignement supérieur. Si beaucoup permettent au lecteur local d’apprivoiser les travaux français récents qu’il s’agisse des mathématiques ou de leur enseignement – Liouville, Terquem, Olivier, Serret, Chasles, etc. –, d’autres sont plus anciens et témoignent de processus d’acclimatation des milieux domestiques à l’édition mathématique française en matière d’enseignement, lors des quatre premières décennies du XIXe siècle.

La colonne « française » de la publicité contient d’abord des ouvrages traduits à Harvard ou West Point 15 , dans les années 1820-1830, pour l’enseignement mathématique domestique : il s’agit des manuels de Biot, Boucharlat, Bourdon, ou encore Lacroix cité dans la rubrique « Second-Hand ».
Mais Harvard n’est pas la seule institution d’enseignement supérieur à donner sur Harvard Square dans la ville de Cambridge. C’est aussi le cas de la Lawrence Scientific School, un programme under-graduate particulièrement relevé pour la formation des scientifiques et des ingénieurs qui a ouvert en 1847 sous l’égide des autorités d’Harvard 16 . Dans le cours de high mathematics, on professe, à l’ouverture de l’école, des textes mathématiques français, dans leur langue d’origine, d’un niveau jamais enseigné aux États-Unis auparavant 17 . Le curriculum comprend par exemple l’étude des travaux de Cauchy, Lacroix, Laplace, Lagrange ou de Poisson dans les domaines de l’analyse, de l’astronomie et de la physique mathématique. La plupart de ces ouvrages français ne sont plus professés en 1862 – les cours d’analyse, de géométrie analytique et de mécanique analytique s’appuient alors sur les manuels de Benjamin Peirce (Elements on Differential and Integral Calculus) et de celui de son fils (Elements of Analytic Geometry). Mais certains figurent toujours au catalogue de Sever and Francis, à l’instar du Traité de calcul différentiel et intégral de Lacroix, de l’Application de l’analyse à la géométrie de Monge, du Traité de mécanique de Poisson ou encore de l’Exposition du système du monde de Laplace.
La liste des ouvrages dont le libraire d’Harvard Square fait la publicité témoigne donc d’une forme de « patrimonialisation française » de la pratique et de l’enseignement des mathématiques des cinquante dernières années dans le Nord Est des États-Unis.
[1] Par Thomas Preveraud, Laboratoire de mathématiques de Lens, Faculté Jean Perrin, Université d’Artois.
[2] Inconnu, 1904, “View of Harvard Square in 1865”, The Cambridge Tribune, 31 May 1902.
[3] Ibid.
[4] Harvard University, 1856, The Harvard Magazine, 2.
[5] Tirée de ce lien , consulté le 8 juin 2024.
[6] Inconnu, 1904, “Charles Sever died at Kingston”, The Cambridge Chronicle, 23 July 1904.
[7] Morgan, Mooris H., 1906, “John Bartlett”, Proceedings of the American Academy of Arts and Sciences, 41, p. 843.
[8] Harvard University, 1859, Annual Report of the President of Harvard College to the Overseers, Exhibiting the State of the Institution for the Academical Year 1857-1858, Cambridge, Metcalf and Company, p.9 ; Harvard University, 1860, Annual Report of the President of Harvard College to the Overseers, Exhibiting theSstate of the Institution for the Academical Year 1858-1859, Cambridge, Welch, Bigelow and Company, p.7 ; Harvard University, 1861, Annual Report of the President of Harvard College to the Overseers, Exhibiting the State of the Institution for the Academical Year 1859-1860, Cambridge, Welch, Bigelow and Company, p.5.
[9] Harvard University, 1861, Annual Report of the President of Harvard College to the Overseers, Exhibiting the State of the Institution for the Academical Year 1859-1860, Cambridge, Welch, Bigelow and Company, p.26.
[10] Pour une présentation plus détaillée du journal et de ses contenus, voir Preveraud, Thomas, 2024, « Circulations des questions-réponses mathématiques dans les journaux aux États-Unis (1804-1883). Étude préliminaire et perspective », in Hélène Gispert, Jeanne Pfeiffer, Philippe Nabonnand (éd.), Cirmath, Rickmansworth, College Publications (à paraitre).
[11] Se perdent aussi dans la liste quelques documents écrits en langue allemande.
[12] Coolidge, Julian L., 1943, « Three Hundred Years of Mathematics at Harvard », The American Mathematical Monthly, 50(6), pp. 350-352
[13] Harvard University, 1859, A Catalogue of the Officers and Students of Harvard University for the Aacademical Year 1859-1860, Cambridge, Sever and Francis; Harvard University, 1860, A Catalogue of the Officers and Students of Harvard University for the Academical Year 1860-1861, Cambridge, Sever and Francis.
[14] Runkle, John (ed.), 1862, « Mathematical Books », The Mathematical Monthly, 3, pp. 395-396.
[15] Preveraud, Thomas, 2016, « Les Etats-Unis, espace de compromis. L’adaptation des algèbres françaises de Lacroix et Bourdon aux usages domestiques (1818-1835) », Revue d’histoire des mathématiques, 22(2), pp. 185-221.
[16] Birkhoff, Garrett, 1898, « Mathematics at Harvard, 1836-1944 », dans Peter Duren (ed.), A Century of Mathematics in America, 2, Providence, American Mathematical Society, pp. 7-8.
[17] Parshall, Karen H., Rowe, David E., 1994, The Emergence of the American Mathematical Research Community 1876-1900: J.J. Sylvester, Felix Klein, and E.H. Moore, History of Mathematics, 8, Providence, American Mathematical Society/London Mathematical Society, p.18.