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Un mathématicien et ses livres : Gabriel Cramer

Rédigé par Thierry Joffredo

D'une santé chancelante depuis plusieurs mois, le savant genevois Gabriel Cramer, âgé de 47 ans, décide de partir pour le sud de la France au début de l'hiver 1751 dans l'espoir de recouvrer la santé. Par prudence, ou voyant la fin arriver, il rédige un testament olographe 1 (Illustration 1) quelques jours avant son départ, dans lequel il montre un grand souci de ce qu'il adviendra de sa bibliothèque après sa mort, et laisse à ce propos des instructions très précises :

« Je donne à mon neveu Jean Manassé Cramer, trois cent livres, avec tous mes meubles, hardes, bijoux & instrumens, vaisselle &c. aussi bien que ma bibliothèque, après néanmoins que les sous nommés auront pris successivement les portions que je leur assigne. Je donne à Monsieur le Professeur De La Rive, mon très cher & très honoré collègue, dix volumes de ma bibliothèque à son choix. Puis je donne à Monsieur le Conseiller Calandrini, cy devant mon collègue, quinze volumes de ma Bibliothèque de son choix ; Ensuitte, je donne à Monsieur le Professeur Jallabert mon collègue, trente volumes de ma bibliothèque à son choix. Après cela, la Bibliothèque publique de cette Ville prendra parmi mes livres tous ceux qu'elle ne contient pas déja, n'entendant néantmoins comprendre ici les différentes Editions d'un même livre. Je donne encore à la Bibliothèque publique le beau volume des Principes de Newton, lequel a appartenu à ce grand homme, & qui m'a été donné par Monsieur Bell 2 . »

De combien de livres était composée cette bibliothèque ? De quels domaines du savoir relevaient les ouvrages qui la composaient ? Que sont-ils devenus suite au décès de leur propriétaire, survenu au petit matin du 4 janvier 1752 sur la route de Montpellier, quelque part à proximité de Bagnols-sur-Cèze 3 Nous n'avons que des réponses partielles, mais il est intéressant de les partager ici pour explorer la dimension patrimoniale des bibliothèques savantes.

 

Illustration 1: Testament de Gabriel Cramer, Archives d'État de Genève, Jur.Civ E 13, f. 131, photographie personnelle de l’auteur.
Illustration 1: Testament de Gabriel Cramer, Archives d'État de Genève, Jur.Civ E 13, f. 131, photographie personnelle de l’auteur.

Qui est Gabriel Cramer ?

Gabriel Cramer est né en juillet 1704 dans une famille de la haute bourgeoisie, installée à Genève depuis quelque 70 ans 4. Son grand-père, également prénommé Gabriel, et son père, Jean-Isaac, sont des médecins réputés, membres du Conseil des Deux Cents de la République genevoise. Son frère aîné, Jean, est professeur de droit à l'académie de Genève, et occupera cinq fois la charge de syndic et une fois celle de premier syndic (la plus haute fonction politique de la République de Genève à cette époque). Gabriel, lui, est nommé professeur de mathématiques à l'académie de Genève dès l'âge de vingt ans, et a été nommé professeur de philosophie à l'été 1750. Il est très bien implanté dans les réseaux de la République des lettres, a voyagé par deux fois en Europe (en 1728-29 puis en 1747-48), est en correspondance avec de nombreux savants (dont Euler, D'Alembert, Formey...), est membre de plusieurs académies ou sociétés royales européennes, a édité les Œuvres des frères Bernoulli, et a écrit son propre ouvrage sur l'analyse des courbes algébriques en 1750. Il a bien entendu, tout au long de sa vie savante, accumulé des livres en plus de ceux qu'il a dû hériter de sa propre famille. Sans descendance, à la veille de sa mort, il souhaite donc donner le meilleur sort à sa bibliothèque, et la transmettre selon ses vœux, couchés sur testament.

Que sont devenus ces livres ?

 

Nous n'avons hélas pas d'inventaire après décès, ce qui nous aurait sans doute permis de connaître l'étendue et la composition de cette bibliothèque savante, qui devait sans doute se composer de quelques centaines, au plus deux ou trois milliers d'ouvrages – un patrimoine conséquent. Une liste a cependant été dressée, qui ne nous est pas parvenue, mais qui a été envoyée aux trois collègues de Gabriel Cramer mentionnés au testament. Elle est évoquée une lettre d’Ami de la Rive à Jean Cramer, frère et exécuteur testamentaire (Illustration 2) :

« Je vous rends mille graces de la bonté que vous avés eue de m'envoyer le catalogue de la Bibliothèque de Monsr votre frère. C'est un bel assortiment de livres de Mathématiques, de Philosophie et de belles Lettres, et parfaitement complet, par rapport au 1er chef. Si vous le trouvés convenable, Monsieur, je prendray Gassendi Opera 6 vol. n° 575 : qui, je pense, ne seroit d'aucune utilité a la famille, et Rob. Stephani Thesaurus linguæ lat. 4 vol Basle n° 758. »

Illustration 2: Archives du Musée d'Histoire des Sciences de Genève, Z211, photo personnelle de l'auteur
Illustration 2: Archives du Musée d'Histoire des Sciences de Genève, Z211, photo personnelle de l'auteur

Voilà pour les dix volumes promis au professeur de la Rive. Nous ne connaissons pas les titres des quinze ouvrages choisis par Jean-Louis Calandrini, ni des trente volumes sur lesquels Jean Jallabert a porté son dévolu 5. En revanche, nous avons une bonne idée de ceux qui ont été choisis, ex post, par les directeurs de ce qui s'appelait alors la Bibliothèque publique de Genève. La liste de ces 117 ouvrages est en effet visible dans les registres de la Bibliothèque 6, et les modalités du choix des ouvrages sont décrites dans le Registre des assemblées des directeurs de la Bibliothèque 7, à la date du 31 janvier 1752 :

« M. le professeur Cramer, dont la mémoire sera à jamais infiniment chère à l'Etat, à l'Eglise et à l'académie, ayant légué à la bibliothèque ceux de ses livres dont la bibliothèque n'aurait aucune édition après que MM. De la Rive, Calandrin et Jallabert auraient choisi un certain nombre de volumes, on a chargé MM. Calandrin, conseiller, de Lubières et les bibliothécaires d'examiner le catalogue et quels livres de la bibliothèque de M. Cramer pourraient convenir à la bibliothèque publique. »

On trouve dans cette liste, assez naturellement, de nombreux ouvrages de mathématiques, dont la date de publication va de 1482 pour le plus ancien (John Peckham. Perspectiva communis d. Johannis archiepiscopi, publié à Milan) aux œuvres les plus récentes (Jean- Philippe Rameau, Démonstration du principe de l'harmonie, publiée à Paris en 1750). Beaucoup d'ouvrages de mathématiques, bien sûr, mais aussi de théologie, de philosophie,  d'histoire naturelle, de mécanique, d'astronomie, d'optique, d'artillerie, etc. Celui qui a sans doute le plus de valeur à ses yeux, et qui est spécifiquement nommé dans le testament comme étant destiné à la Bibliothèque, est le 177e et dernier de la liste, « Les Principes de Newton, exemplaire qui avoit apartenu à l'Auteur lui mème, et où il y a plusieurs Remarques écrites de sa main ». Une vraie pièce de patrimoine, accueillie avec gratitude par les directeurs de la Bibliothèque de Genève, dans laquelle il est toujours conservé aujourd'hui 8, avec la plupart des ouvrages listés, parés de l'ex-libris du savant genevois.

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