Le fonds patrimonial mathématique de la Bibliothèque municipale de Nantes

Colette Le Lay (Centre François Viète, Nantes Université)

La bibliothèque municipale de Nantes (BMN), héritière de celle du collège des Oratoriens, possède un fonds patrimonial mathématique remarquable pour une ville dont l’université ne voit le jour qu’en 1962. Dans les lignes qui suivent, nous donnons quelques pistes sur la formation de ce fonds, sa conservation et sa mise en valeur.

1753 : Les Oratoriens mettent leur bibliothèque à la disposition des Nantais

En 1753, un accord est passé entre les Oratoriens, qui assurent l’enseignement secondaire à Nantes, et la municipalité. La bibliothèque du collège est ouverte au public, les religieux en assurant l’administration, la Ville contribuant au traitement du bibliothécaire et à l’enrichissement du fonds estimé à 10 000 ouvrages. L’Oratoire est connu pour accorder une place non négligeable à l’enseignement des sciences, aussi ce fonds originel présente-t-il plusieurs volumes précieux dont certains incunables aujourd’hui numérisés, comme un Timée de Platon de 1520. Les ouvrages « classiques » de mathématiques parus au XVIIIe siècle y trouvent également place comme Les Éléments d’Euclide du père Dechalles publiés chez Jombert en 1746 ou les Elementa Matheseos universæ de Christian Wolff dans l’édition de Genève (1732-1738). Mais les pères oratoriens possèdent également des manuels récents comme les Élémens d’Algèbre de Clairaut (Guérin, 1746) ou le Traité des fluxions de MacLaurin traduit par Esprit Pézenas (Jombert, 1749).

(Chapelle du collège de l’Oratoire de Nantes, cliché Musée d’Arts)

Nantes, ville portuaire

Nantes est un grand port dont la fortune repose, au siècle des Lumières, sur le sinistre commerce triangulaire. L’hydrographie y est enseignée par les Jésuites de 1672 à leur expulsion, puis dans d’autres lieux provisoires, jusqu’à la construction d’une école dotée d’un observatoire en 1827. Les traités de navigation, imprimés ou manuscrits, abondent dans le catalogue patrimonial. Deux figures locales s’illustrent particulièrement dans ce domaine. D’une part, Pierre Bouguer (1698-1758), qui a succédé à son père professeur d’hydrographie au Croisic, est entré à l’Académie royale des sciences en 1731 et a acquis la célébrité en participant à l’expédition de mesure d’un degré de méridien au Pérou pour déterminer la figure de la Terre, aplatie au pôle comme l’affirment les newtoniens ou allongée comme l’assurent les cartésiens. Plusieurs éditions de son Nouveau traité de navigation, paru en 1753 chez Guérin et Delatour, sont conservés dans le fonds ancien.

D’autre part, Pierre Lévêque (1746-1814), correspondant de l’Académie royale des sciences puis membre de l’Institut national, connu à Nantes pour avoir été l’un des initiateurs du vol en ballon Suffren gonflé à l’hydrogène en 1784. Ses Tables générales de la hauteur et de la longitude du Nonagésime (Avignon, 1776) figurent au catalogue.

1803 : La Ville se voit confier les ouvrages confisqués sous la Révolution

Un premier inventaire réalisé par un bénédictin en 1793, à la suite des confiscations révolutionnaires fait état d’un doublement du nombre de volumes, qui dépasse alors les 22 000. En 1803, les municipalités sont officiellement autorisées à se considérer propriétaires de ces ouvrages. Les nombreuses éditions des livres d’Etienne Bézout (1730-1783) sont-elles issues de ces saisies révolutionnaires ou acquises par d’autres canaux ? Certains volumes possèdent des ex-libris de familles de la noblesse locale, ce qui conforte cette hypothèse. D’autres sont parvenus par le canal de l’École centrale, établissement éphémère d’enseignement public s’étant substitué au collège d’Ancien régime de 1795 à 1802.   

Émile Péhant, un conservateur hors pair

Lorsque les Nantais évoquent le catalogue du fonds ancien de la bibliothèque municipale, ils parlent du Péhant, comme on dit « le Larousse » pour un dictionnaire. Incontestablement, Émile Péhant, conservateur de 1848 à sa mort en 1876, a marqué la bibliothèque de son empreinte, en établissant l’inventaire raisonné et en faisant passer le nombre de volumes de 36 000 à 100 000. Le précieux Péhant est aujourd’hui numérisé, facilitant la quête des historien.nes.

(Portrait d’Émile Péhant, collections de la BMN)

Un parcours dans le volume II, dans lequel s’insèrent les « Sciences exactes » devrait nous permettre de trouver quelques acquisitions mathématiques. Les enseignants du lycée font peut-être sentir la nécessité de manuels scolaires car les productions de Paul-Louis Cirodde, modifiées en conformité avec les nouveaux programmes par Alfred et Ernest Cirrode, sont présentes en nombre : Leçons d’arithmétique (Hachette, 1853), d’algèbre (Hachette, 1854), de géométrie analytique (Hachette, 1848). La BMN a été abonnée à deux périodiques mathématiques dès leur création et ce, pour quelques années : le Journal de mathématiques pures et appliquées, de 1836 à 1841, qui publie les recherches mathématiques contemporaines, et les Nouvelles annales de mathématiques, de 1842 à 1857, destinées aux candidats à Polytechnique et à l’École normale supérieure. Les Œuvres complètes en 16 volumes de François Arago (Gide et Baudry, 1854-1859) rejoignent également les collections. Il est vraisemblable que Péhant se soit livré à une forme de rattrapage en favorisant l’acquisition de livres savants parus dans les décennies précédentes comme les mémoires de probabilités de Jules Bienaymé publiés dans la décennie 1830-1840. Une part non négligeable du catalogue est également consacrée à la production nantaise.

Des éditeurs locaux

Les travaux de Norbert Verdier ont montré l’importance des libraires-éditeurs locaux dans la production mathématique du XIXe siècle. A Nantes, il a en particulier repéré l’imprimeur Forest chez lequel des Nantais ou des mathématiciens résidant temporairement à Nantes publient. Comme c’est souvent le cas dans la profession, les Forest sont une dynastie. Plusieurs professeurs du lycée (qui prit le nom de Clemenceau en 1919) publient chez Forest. Ainsi du membre de la Société académique Joseph Louis Adrien Amondieu (1795-1849) qui, bien que professeur de physique, publie un Cours de mathématiques (Forest, 1835). Un contributeur des Nouvelles annales de mathématiques, Etienne Midy confie également à Forest deux ouvrages Du Théorème de Sturm, et de ses applications numériques (1835) et De quelques propriétés des nombres et des fractions décimales périodiques (1836) dont il fait hommage à la Bibliothèque. Les travaux de Midy ont connu une notoriété récente, surtout dans le monde anglo-saxon, pour leurs applications.

La famille Forest n’est pas seule sur le marché nantais des ouvrages mathématiques puisque nous remarquons au catalogue un volume intitulé L’Utilité publique ou Pythagore raisonné, par M. Joyeux, paru à Nantes chez Mangin en 1848 puis Guéraud en 1849.

Le patrimoine mathématique de la BMN aujourd’hui

Le service Patrimoine de la BMN est friand de collaborations avec le Centre François Viète de Nantes Université ou l’association Méridienne de sauvegarde du patrimoine scientifique nantais.

Citons l’animation « Mathématiques à Nantes » menée le 11 mars 2020, dans le cadre de la Semaine des Mathématiques, par le Centre François Viète en collaboration avec le laboratoire de mathématiques Jean Leray. Ou la présentation d’un « énigmatique traité de navigation » le 3 février 2022, par l’association Méridienne.

(Ms 482, cliché de la BMN)

Le projet de recherche Nanthématiques du Centre François Viète qui se propose de rendre compte des mathématiques à Nantes de 1750 à 2000 a engagé plusieurs séances de travail sur le fonds ancien de la BMN, obtenant la numérisation de quelques ouvrages.

Dans le cadre de Patrimaths, nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux une comparaison avec d’autres fonds anciens de bibliothèques municipales. Comme le montre le présent focus, les conditions locales (présence des Oratoriens, importance du port, figure d’un conservateur) peuvent influer sur la composition des collections. Pister les constantes et les différences contribuera à nuancer notre regard sur ces lieux de patrimonialisation.

Tous mes remerciements à Jenny Boucard, Morgane Perrier et Norbert Verdier pour leur relecture attentive et leurs suggestions.

Le nonagésime ou nonantième degré est un point important de la sphère céleste. Il s’agit du point où la trajectoire apparente du Soleil se situe à 90° du point où elle coupe l’horizon.

La Convention établit une École centrale dans chaque département. Elle scolarise les garçons à partir de 12 ans et les sciences y ont une plus large place que dans les collèges d’Ancien régime.

https://books.google.fr/books/about/Catalogue_m%C3%A9thodique_de_la_Biblioth%C3%A8qu.html?id=FU1WAAAAYAAJ&redir_esc=y

Paul Louis Cirodde (1749-1849), professeur de mathématiques, est un auteur prolifique de manuels de mathématiques. Alfred, né en 1823, et Ernest, né en 1824, tous deux polytechniciens et ingénieurs des Ponts et Chaussées, rééditent les ouvrages de Paul Louis au moins jusqu’en 1860 selon le catalogue de la BnF.

Norbert Verdier me communique les informations suivantes : En 1829, Henriette Geneviève Joséphine Lamorée-Forest, née Goudet, remplace son mari Vincent Marie, décédé en tant qu’imprimeur libraire puis en tant que lithographe en 1831 ; elle est remplacée par son fils Vincent Joseph, pour l’imprimerie et la lithographie en 1836 et par son autre fils Jules Vincent, en 1852 [AN, F/18/ 1963].

https://patrimonia.nantes.fr/home/actualites/un-enigmatique-traite-de-la-navi.html